Est-il possible qu’une jeunesse vive sans idéal ?
Ou même pour toute personne n’est-il pas indispensable d’avoir des idéaux dans la vie ?
Mais il y a des idéaux mortifères.
Un « idéal », n’est pas un simple but ou une finalité qu’on se donne, il touche à tous les aspects de la vie, dans la durée : il donne une cohérence, un sens, une unité à la vie. Cela permet de s’orienter, c’est sécurisant. On se regroupe avec les gens qui ont les mêmes idées. Idéal communion communauté.
Bien sûr, il y a des idéaux dangereux et insupportables. Glucksmann avait dénoncé « les maîtres penseurs », les grands récits considérés dangereux : le fascisme, le communisme. Si l’idéal mène au totalitarisme, est-ce qu’on ne vit pas mieux sans ? La démocratie serait une réponse. Mais la limite de la démocratie, c’est qu’elle ne tient pas compte des idéaux, on peut très bien s’accommoder de ses propres intérêts (pour Tocqueville, c’était même le propre de la démocratie, cette sorte d’individualisme). Un idéal est une idée, bien sûr, mais une idée portée au paroxysme. La liberté, par exemple, au paroxysme, ce serait l’absence totale de règles, ce qui ne serait pas forcément un problème, si on s’aimait tous. Le christianisme est basé sur l’amour, le communisme
sur l’égalité, le fascisme sur l’égalité + l’autorité + l’ordre. Les différentes idéologies font un usage des idéaux et font un agencement particulier entre eux.
Est-ce que le pragmatisme d’une démocratie peut éviter la transformation de l’idéal en idéologie ? C’était le libéralisme au sens de Locke ou de Benjamin Constant : liberté de la presse, respect des minorités. Ces idées-là ont surgi après les guerres de religions. La faiblesse des démocraties, c’est que
les idéaux sont remis en question, relativisés et disparaissent. Nous avons besoin de nouveaux idéaux : et il y en a, par exemple le respect des animaux, la
sauvegarde de la planète. Mais c’est une vraie question de savoir si l’écologie peut devenir un idéal ? L’écologie politique échoue toujours. Comment concevoir une société compatible avec le respect des écosystèmes ? Il y a aussi des écologistes intolérants, voire violents. Quand l’idéal est porté par un seul parti, il devient une idéologie, ce qui permet davantage la manipulation. Les jeunes qui se sont fait exploser avaient une idéologie. Pour Hannah Arendt toute
pensée de l’homme est susceptible de devenir une idéologie. Même le christianisme et son idéal d’amour ont été transformés en idéologie, en machine de pouvoir, en parti (comme l’Opus dei). L’idéologie demande une adhésion et exclue la remise en question. Mais l’idéologie remplit toujours la fonction des idéaux, de donner du sens, de la cohérence et unité à une vie. C’est pourquoi il est parfois difficile de faire la différence.
Il y a la question de l’absolu, qui s’oppose au relatif. L’absolu est sacralisé, c’est quand on ne considère qu’un seul idéal, toute autre chose est relativisée. Est-ce qu’un idéal nous fait avancer ? L’idéal amoureux conduit parfois à la perte. L’amour courtois, idéalisé, ne devait pas se réaliser. L’amour-passion, celui de l’amoureux, est disqualifié par beaucoup de philosophes (cf Lucrèce), Thanatos n’est jamais loin d’Eros. Les Macbeth sont un couple fusionnel.
Qu’est-ce qui les lie ? L’amour ou le goût du pouvoir, ou finalement le meurtre ? Marx a introduit l’idée de « violence légitime », celle que les exploités opposent à la violence de la société de classes. Il est probable que certains « djihadistes » pensent de la même façon. Les idéaux agissent via une vision du futur qui questionne le présent, pour l’orienter vers quelque chose de mieux. Le passage de l’idéal à l’idéologie se fait quand on commence à construire un
modèle. Dès qu’il y a un écart par rapport au modèle, cela génère de la violence. Dans le cas de l’État islamique, ou du califat, qui est un projet politique, on a érigé un moment de l’histoire en modèle, et la lutte pour ce modèle en idéal, entourée d’une vision idéologique de la religion.
Encore que le concept de « Djihad » est mal compris, il y a le « djihad mineur », ou secondaire, qui est la guerre contre les incroyants, et le « djihad majeur », qui consiste à lutter contre soi-même, détruire l’égo : l’ennemi, c’est soi-même.
Ainsi, il paraît qu’un idéal peut amener à l’exclusion des autres idéaux, c’est ce qui amène à se méfier des idéaux.
La vie sans idéal semble donc plus facile, mais moins bonne. On vit au jour le jour et on fait beaucoup de petites erreurs. Avec un idéal, on fait moins de petites erreurs mais une seule très grande. Dans tous les idéaux, il y a un élément qui correspond à l’utopie, à l’attente du grand soir. En outre, la communauté des personnes qui partagent les mêmes idéaux est très rassurante. Il y a un lissage idéologique des idéaux. Il y a des éléments simplificateurs dans toutes les idéologies, ce qui contribue à la construction de ces communautés. Le danger opposé, une société qui exclue tout idéal, c’est de se diriger vers une destruction par nihilisme généralisé, on ne s’occuperait que de son plaisir. Mais, de vouloir « s’éclater » à vouloir éclater les autres, il n’y a qu’un pas. Il faut forcément chercher un équilibre, c’est pourquoi nous avons plus que jamais besoin de la philosophie.
Conclusion
Avec un idéal, on peut vivre mieux mais aussi se tromper beaucoup plus. L’idéologie est simplificatrice, mais séduisante. Il n’y a pas d’idéologie sans une forme d’amour : on aime son idéal. Ainsi, l’intolérance nait spontanément, facilement. Le piège qui consiste à poursuivre le suprême bien ne laisse pas beaucoup de place à la tolérance. Est-il possible que la jeunesse vive sans idéal ? La société libérale avait des atouts, mais elle a engendré l’ultralibéralisme, une société de guerres, d’injustices, d’inégalités, de violence. C’est un idéal qui a foiré. Il y a aussi cet autre idéal qui ne dit pas son nom : c’est l’absence totale d’idéal. « On s’occupe de vous, contentez-vous de consommer, achetez telle marque et vous serez heureux pendant x temps ». Cette absence d’idéal érigée en idéal est peut-être le danger le plus important. Menant à des existences superficielles et erratiques, dépourvues de sens et d’unité, elle crée un vide. Et ce vide
risque d’être comblé par des idéologies simplificatrices, voire mortifères, qui sans opposition sur le plan des idéaux, deviennent facilement totalitaires.
Le problème est comment trouver de nouveaux idéaux, qui soient parlants et significatifs pour la jeunesse et pour la société du futur. En cela, on reste en défaut. En général, on propose des idées du passé, en essayant de voir en quoi elles sont encore valables (la République, la démocratie…) –mais dans ce cas, même si elles sont valables et indispensables, peuvent-elles enthousiasmer la jeunesse et redevenir des idéaux ? Pour ce qui est des idéaux nouveaux, la question reste posée, et c’est cela peut-être le défi le plus fondamental de la philosophie.