Il convient tout d’abord de remarquer que « se raconter des histoires », c’est différent de « raconter des histoires. » Dans un cas, lorsqu’on « se raconte des histoires », c’est le rapport qu’un individu entretient avec lui-même qui est suggéré. Alors que le fait de « raconter des histoires » paraît bien plus ouvrir au domaine du collectif. Et il est vrai que nos civilisations sont basées sur des mythes. En cela, il y a toujours eu beaucoup d’histoires qui ont circulé. L’humain apparaît donc bien comme un être qui a besoin de raconter des histoires.
Mais pourquoi ?
Pour une société, le mythe est fondateur. Il est constitutif de son identité. Le passé reçoit ainsi sa réalité du mythe qui l’énonce, et qui fonde par là même la civilisation qui s’y réfère. Cependant, comment expliquer que les hommes racontent de telles histoires et qu’ils puissent en plus y croire ? Qu’est-ce qui justifie la force de persuasion des mythes fondateurs ?
Pour René Girard, le mythe est là pour voiler, et dévoiler en même temps, une vérité fondamentale, la vérité primordiale, que tous les humains connaissent mais que nul n’accepte de voir en face : la violence fondamentale, le meurtre originaire, dont une communauté d’hommes s’est rendue coupable, et qui est au fondement de toutes les sociétés. A l’origine de nos civilisations, il y a toujours la mise à mort d’un dieu ou d’un héros pour que la société puisse s’élaborer autour du respect d’un certain nombre de normes et de lois.
Et les hommes ont besoin de se rappeler cette origine en en racontant sans cesse l’histoire.
Existe-t-il des sociétés sans mythes ? Il semblerait bien que non. La raison en est que par les mythes, c’est toute la question de l’identité nationale qui se joue. C’est en ce sens que le mythe est fondateur. Il est fondateur de la représentation que nous nous donnons à nous-mêmes en tant qu’entité collective. Nous pouvons dès lors noter que les mythes auxquels nous nous référons ne sont pas seulement antiques. Nous avons aussi nos mythes modernes, même s’il n’en porte pas le nom. Par exemple, la France d’aujourd’hui s’est construite – et se construit encore – autour du mythe de la révolution française et de la résistance.
Il est difficile d’imaginer un Etat-nation sans une histoire avec un héros, sans un mythe fondateur. Ceci explique le fait qu’il ait des mythes différents pour chaque pays. Mais ce qui est vrai au niveau collectif se révèle aussi valable au niveau individuel. On raconte des histoires aux enfants et c’est important pour les enfants de se constituer à partir de ces histoires. Les contes sont des leçons, ils véhiculent des valeurs. Ils permettent l’apprentissage des émotions. On vit la peur, la tristesse, tout en restant en sécurité. En ce sens, les contes de Perrault ou de Grimm éduquent. L’humain a donc besoin qu’on lui raconte des histoires car cela donne sens à la vie qui est la sienne. Cela ordonne le chaos émotionnel qui l’agite, le traverse et le déborde si souvent. C’est pourquoi il n’y a pas que les enfants qui ont besoin de se faire raconter des histoires. Les adultes en racontent aussi, s’en racontent aussi. Les histoires que nous nous racontons individuellement servent non seulement à la construction de notre identité personnelle mais, plus fondamentalement encore, à notre survie. En effet, lorsqu’on « se raconte des histoires », l’objet de ces histoires, la plupart du temps, c’est soi. Ce qui est en jeu dans une telle activité c’est donc le rapport qu’on entretient à sa propre histoire. La psychanalyse est le domaine privilégié dans lequel l’humain saisit toute l’importance qu’il y a à se raconter des histoires. En effet, lors d’une cure psychanalytique, on part de choses chaotiques pour aller jusqu’à la construction d’un récit qui fasse sens. On raconte son vécu, et, en se le racontant, on lui donne du sens. On s’approprie donc notre histoire en mettant des mots sur des maux, en reconstruisant, en élaborant. Et on ne peut que noter que le traumatisme reste un traumatisme s’il n’arrive pas à passer par le langage. En cela, la psychanalyse nous montre que le fait de se raconter des histoires est au fondement de notre capacité à vivre notre histoire. Et telle est bien la logique de la sublimation que Freud met en exergue : il nous dévoile, en effet, que toutes nos créations ne sont que des projections hors de nous de ce qui nous habite et agite intérieurement, ce qui nous nous permet de leur donner sens et forme. Mais cette donation de sens et de forme n’est pas que le propre du langage. Notre corps aussi montre ce pouvoir de transformer en informations ce qu’il reçoit de l’extérieur, ce qui assure, par l’adaptabilité qu’un tel pouvoir procure, le maintien et l’évolution du vivant. Nos gènes permettent la transmission d’une information, et ils sont modifiés par celle-ci pour s’adapter à l’environnement.
Le besoin qu’ont les humains de raconter – et de se raconter – des histoires résident donc dans le fait que les histoires est ce par quoi nous assurons notre adaptation au monde et à nous-mêmes. Les émotions vont guider l’histoire ; face au même évènement, nous ne mémoriserons pas la même chose, à cause des émotions qui sont en jeu.
Mais, lorsqu’il y a un évènement traumatisant, il y a une réaction qui est sacralisée pour rappeler l’évènement. Cela fait partie du système immunitaire du groupe. L’évènement est retraduit, et par là même caché. Raconter des histoires est donc une façon de transmettre de l’information et de s’adapter à notre environnement. L’humanité émet ainsi des millions de mythes. Les bons mythes sont ceux qui permettent l’adaptation bioculturelle. Cela pose d’ailleurs problème quand les contes ne correspondent plus à l’époque considérée. Disney a compris récemment que ses histoires de princesses ne fonctionnaient plus. Les histoires de princes charmants peuvent du reste aller jusqu’à gangrener aujourd’hui la vie affective de certaines femmes qui ne parviennent pas à se détacher de ce mythe devenu inadapté à nos conditions modernes d’existence. C’est la raison pour laquelle Disney produit maintenant de nouveaux mythes : la femme libre, indépendante et conquérante, et qui n’a pas nécessairement besoin de prince pour l’accompagner dans ses combats. On comprend donc bien que nous nous adaptons grâce aux mythes et aux histoires que nous nous racontons. Mais si le mythe mystifie la réalité originelle, pourquoi alors « raconter des histoires » et non pas simplement faire de l’histoire ? Pourquoi raconter des mythes, alors que l’on pourrait se souvenir de ce qui a été comme il a été ?
La science historique a pour vocation de transmettre une information objective, c’est-à-dire non déformée, sur ce qui a été. Elle a donc pour vocation de ne pas nous raconter des histoires. Mais est-ce possible ? Ce sont souvent les vainqueurs qui écrivent l’histoire. C’est tout le problème du pouvoir et du contrôle. Les dictateurs transforment l’évènement, le modifie pour l’adapter à leur vision politique. C’est de la manipulation. Du reste, dans les régimes totalitaires, les héros et les mythes sont utilisés à des fins de propagande. Est-ce à dire que nous ne pouvons pas plus nous fier à l’histoire qu’aux histoires pour savoir ce qui s’est véritablement passé ? Pour éviter un tel amalgame, il faut que la science soit indépendante, c’est-à-dire démarquée du politique. Nous avons besoin de l’Université et de son autonomie. Nous avons besoin d’experts, de gens compétents, qui ne soient pas liés au pouvoir politique et/ou économique. On peut donc retrouver confiance en l’histoire grâce à la communauté des historiens qui, en s’autocorrigeant les uns les autres, distingue clairement l’histoire scientifique de l’histoire imaginaire. Les journalistes aussi racontent des histoires qui se veulent avoir une portée objective. Et un grand nombre font un travail remarquable. N’oublions pas qu’il y a des journalistes qui meurent pour nous informer. Mais, là aussi, pour que ce travail d’information soit possible, il faut qu’il y ait des moyens et un système politique qui leur permettent de travailler en ce sens.
L’historien et le journaliste, dans leur travail, ne doivent donc pas être dupes. Mais nous, nous pouvons l’être. Il y a des histoires auxquelles on veut croire, parce que nous sommes des êtres émotionnels. Par exemple, au moment de Tchernobyl, nous avions peur. Donc nous étions prêts à croire, au mépris de toute raison, à l’histoire du nuage qui s’était arrêté à la frontière. Nous sommes des êtres vulnérables, et l’histoire est parfois une bonne couverture sous laquelle on se cache. Par exemple, la résistance française a caché longtemps la collaboration. Se raconter des histoires relève parfois du déni. L’homme n’est pas toujours capable de vivre dans la réalité. L’histoire a donc pour fonction d’être objective, de dévoiler le sens de notre passé, et par là même de nous éduquer. Cependant, nous n’avons pas qu’un intérêt objectif envers l’histoire. Si nous aimons l’histoire, c’est parce que nous sommes aussi intéressés par les histoires qu’elle nous raconte. Les histoires font rêver, et rêver, cela fait du bien. Nous avons besoin de nous extraire de la réalité grâce au recours à notre imaginaire. Avec un roman, on est seul face à la page. Avec les livres audio, il y a la voix, qui est très importante, et qui nous entraîne vers un ailleurs. Au cinéma, on n’a pas tous besoin des mêmes histoires : certains aiment les films qui dépeignent la réalité, d’autres les histoires de rédemption, d’autres les histoires d’amour, d’autres, enfin, les histoires de meurtre.
A chacun son histoire…
Autrefois on racontait des histoires aux adultes, mais les conteurs ont aujourd’hui disparu. Savoir conter n’est pas donné à tout le monde.
Nous avons certes la télévision, mais il n’y a pas d’interaction. Il est vrai qu’on trouve encore des interactions au théâtre, et dans les « lectures d’hiver » qui sont organisées grâce à l’aide de la Région chez certains particuliers volontaires. Que cherchons-nous dans les histoires qu’on nous raconte ?
Il semble bien que plusieurs critères rentrent en ligne de compte : soit nous recherchons l’espérance en un monde meilleur, soit nous recherchons l’évasion et la douceur du rêve, soit nous y cherchons une confirmation de notre pessimisme actuel. Il est à remarquer que depuis Orwell et son ouvrage 1984, on voit se développer beaucoup de dystopies, d’histoires de catastrophes. Il y a moins d’utopies, qui étaient des histoires positives et pouvaient être reçues comme des histoires prescriptives.
Conclusion
Peut-on se construire sans modèle, que ce soit individuellement ou collectivement ?
La subjectivité de l’homme se construit par le langage. Le monde ne fait pas sens immédiatement. Il en va de même de notre intériorité. Les émotions sont chaotiques et doivent être structurées. L’histoire permet de donner du sens à ce qui advient. On ne comprend pas toujours ce qui est en train de se passer car nous ne possédons pas une vison synoptique de ce qui a – et a eu – lieu. Le danger alors réside dans le fait d’user des histoires à des fins de manipulation. C’est la raison pour laquelle il faut savoir rester vigilant et ne pas craindre d’utiliser son esprit critique pour éviter de se laisser influencer. Néanmoins, nous avons besoin d’histoires pour structurer notre rapport au monde et à nous-mêmes. Si la science historique nous informe du passé, nous avons besoin d’histoires pour nous montrer le futur qui peut être le nôtre. Le rêve n’est donc pas qu’évasion. Il est aussi inspiration et source d’actions pour créer ce futur vers lequel nous désirons tendre ensemble. Et tel est peut-être la raison la plus fondamentale pour laquelle les humains se racontent des histoires. Ils en ont besoin car ils ont une tâche à accomplir : celle de bâtir collectivement le monde de demain. En cela, l’imagination est pour nous fondamentale. Elle nous présente des projets, des buts à atteindre. Elle nous permet de devenir créatif, inventif, combatif. Elle assure que l’impossible n’est pas humain et que le possible à toujours lieu d’être. Il ne suffit que de le vouloir pour le pouvoir. Mais pour cela, encore faut-il que l’utopie l’emporte sur la dystopie, l’optimisme sur le pessimisme. Le sens d’une vie humaine, et de la destinée de l’humanité, n’est pas écrit d’avance. C’est donc à nous de nous le donner. Rappelez-vous le film « un monde sans fin ». Si tous les êtres fantastiques disparaissaient, si nous perdions notre capacité à imaginer, c’est une part de notre humanité qui s’effondrerait.