Synthèse et conclusion
Introduction :
Aujourd’hui, les « fake news », « infoxs » et « intoxs » se multiplient et la vérité scientifique notamment est bien souvent déconsidérée, suspectée et relativisée. La vérité ne semble plus faire autorité. Ni même être considérée comme la norme et l’horizon de toute recherche. La raison laisse place à l’émotion ; la passion à la vérité ; la croyance à la connaissance ; l’intérêt à la probité ; l’urgence du présent à la patience de la recherche. Nous sommes (ou serions) entrés dans l’ère de la post-vérité ? Mais, autrefois, du temps de Galilée ou de Giordano Bruno, cherchions-nous davantage la vérité ?
Notre rapport à la vérité a-t-il véritablement changé ? Et pourquoi acceptons-nous alors, collectivement, de vivre dans un monde où la recherche de la vérité s’est perdue ? Premier moment : Tentons d’appréhender, dans un premier temps, ce qu’est la vérité. Que recherchons-nous quand nous déclarons rechercher « la vérité » ? Pour Aristote, la vérité, c’est la concordance entre le jugement et la chose jugée. « C’est dire de ce qui est, qu’il est ; et de ce qui n’est pas, qu’il n’est pas ». C’est donc juger le réel tel qu’il est, en évitant l’erreur, l’illusion et le mensonge. La vérité réside donc dans nos jugements, nos représentations individuelles et collectives.
Ce qui explique que la vérité ne soit jamais d’emblée « donnée », ou disponible, comme si elle était évidente ou « à portée de main ». C’est parce que le risque de l’erreur mal juger, involontairement est toujours possible, parce que l’illusion menace, mal juger car juger en fonction de nos désirs et
parce que le mensonge et la manipulation contraindre autrui à mal juger, volontairement peuvent fragiliser tout lien social, que la vérité doit faire l’objet d’une quête et d’une recherche, sans cesse renouvelée. Nous sommes tous condamnés, si nous voulons la vérité (!), individuellement et collectivement, à devoir corriger, vérifier, analyser nos jugements pour s’assuré qu’ils soient « vrais ».
Deuxième moment :
Mais la difficulté, outre celle de l’accès à la vérité, vient de la pluralité des vérités. De fait, il y a plusieurs types de vérités. Et plusieurs régimes de construction et d’adhésion au vrai ; contradictoires les uns des autres et tous objets de discussion.
La vérité scientifique :
Contrairement à ce que nous pourrions croire naïvement, la vérité scientifique n’est jamais établie, définitivement, de façon certaine et universelle. Elle est faite de conjectures, d’hypothèses et de théories testées, réfutées, dépassées, aménagées et discutées. Bachelard définit ainsi la vérité comme « une erreur rectifiée ». Einstein lui-même comparait le travail des physiciens à celui de personnes se trouvant devant une montre, dont le boîtier serait impossible à ouvrir, et devant expliquer le mécanisme interne responsable des faits observés (le mouvement régulier des aiguilles). On constate des faits, on pose des conjectures, on élabore des modèles interprétatifs. Certains semblent plus cohérents, adéquats et pertinents que d’autres. Mais aucune vérification définitive ne sera jamais envisageable. « Les concepts sont des créations libres de l’esprit humain », dit Einstein, comparables à une oeuvre d’art. La vérité est, en ce sens, la limite idéale du savoir humain.
La vérité judiciaire :
Là encore, les faits ne parlent jamais d’eux-mêmes. Il y a toute une procédure pour chercher la vérité. Les témoignages sont empreints de subjectivité. Une enquête de psychologie sociale sur la construction des décisions judiciaires a d’ailleurs démontré qu’elles dépendaient de facteurs insoupçonnés. Ce n’est pas LA Vérité.
La vérité historique :
De la même façon, il s’agit d’une enquête (historia signifie enquête en grec). La connaissance historique repose sur des traces, des indices, des témoignages, des archives, bref des sources qui doivent faire l’objet d’un examen critique. Elles peuvent être trop rares, trop nombreuses, trop partiales, etc. La connaissance historique tend vers la restitution du passé mais n’y accède jamais pleinement. L’historien P. Veyne parle même de l’histoire comme d’un « roman vrai ».
La vérité religieuse :
Il s’agit là plutôt de croyance que de vérité. Croire, c’est tenir pour vrai. Mais comment être assuré de la valeur et de la légitimité de ce que l’on tient pour vrai ? Dans le champ religieux, la justification arrive par l’authenticité de la foi – qui se suffit à elle-même et tient lieu de fondement. Mais comment expliquer alors la diversité (et parfois l’opposition) des vérités religieuses ? Et comment se prémunir d’un délire de la foi ? Comment distinguer vérité religieuse et superstition ? Troisième moment : la leçon que nous pouvons tirer de cette diversité des types de vérité est qu’aucune ne s’impose d’emblée comme étant LA vérité et qu’une concurrence des régimes de vérité est toujours à l’oeuvre. En ce sens, la vérité est toujours associée à un processus de vérification. En science, c’est la mesure, l’expérimentation, le travail de vérification et réfutation mis en oeuvre par les pairs (experts, spécialistes).
En justice, c’est la recherche de preuves et d’éléments crédibles susceptibles d’éclairer, en conscience, le jugement. En histoire de même. Dans le champ religieux, le miracle peut être considéré comme « vérification » ou fondement de la foi. Mais aujourd’hui on n’a plus, ou on ne prend plus le temps de la vérification. Par exemple dans les chaînes d’informations en continu les informations ne sont plus validées. Sur les réseaux sociaux, la circularité et l’instantanéité de l’information « court-circuite » le processus de vérification. Et puis, pour le dire clairement, il y a la vérité, le mensonge et les conneries ! Trump, par exemple, dit beaucoup de conneries. Mais il y a une intentionnalité derrière ses propos. La démarche consiste à rechercher l’intention, le calcul et l’intérêt derrière l’infox ! L’histoire lointaine et contemporaine nous apprend qu’il y a parfois des mensonges politiques et institutionnels (La Guerre des Gaules de César par exemple ; le mensonge des États-Unis d’Amérique devant l’ONU pour justifier la guerre en Irak en 2003).
De la même façon, dans le domaine scientifique des idées fausses peuvent être diffusées à des fins de lobbying par exemple quand on a commencé à parler du dérèglement climatique pour le minorer ; quand l’industrie du tabac a mis en doute les tests prouvant la dangerosité du produit, etc. La tentation est alors grande de renoncer au vrai et de se contenter d’un relativisme (tout dépend du point de vue de chacun), d’un scepticisme (tout peut et doit être mis en doute) ou d’un cynisme (tout dépend des rapports de force, des intérêts et des puissances en jeu) radical. Nietzsche peut ainsi affirmer que « les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont ».
Quatrième moment :
Et la certitude est tellement confortable et désirable ! Lorsqu’on « sait que l’on ne sait rien » (Socrate), lorsque l’on a conscience de ne pas détenir la vérité, on plonge alors dans l’inconfort du doute. Douter, c’est hésiter, s’interroger, se mettre en danger, avouer ses faiblesses, s’angoisser. Nous préférons tous rester dans une « zone de confort » en sélectionnant les informations qui sont en adéquation avec nos idées. On croit plus facilement ce que l’on désire profondément. C’est là la puissance de l’illusion, de la mauvaise foi, du déni, de l’idéologie, que nous vivons tous à l’échelle individuelle et collective (pendant des siècles, des esprits rationnels et éclairés ont ainsi pu justifier l’esclavage, la domination des peuples dits « primitifs », l’exploitation des enfants, la violence faite aux femmes, l’abattage de masse des animaux, etc.). Et parce que nous avons tous besoin de nous rassurer et de nous intégrer, nous recherchons la vérité de notre communauté. Or si les convictions partagées rassurent, elles ne sont pas nécessairement vraies… Peut-être même faut-il mesurer le degré de vérité d’une proposition à l’inconfort qu’elle suscite …Nietzsche, toujours lui, a eu, un jour, cette formule provocatrice : « la foi rassure ; donc elle ment ! ».
Conclusion : Sachons faire preuve d’humilité : la vérité n’est jamais donnée de façon évidente et universelle. Celle d’aujourd’hui sera peut-être réfutée demain. Et sachons faire preuve de réalisme : la vérité s’efface bien souvent au profit de la recherche de l’intérêt, du confort de la croyance et de la
force du lien social. Et cela sans doute plus aujourd’hui qu’hier, au regard de la puissance des réseaux sociaux, de l’info en continu et de la méfiance nourrie à l’égard de toute forme d’autorité ou d’expertise.
Mais s’il faut cultiver le doute, peut-être faut-il aussi, en parallèle et complément, cultiver la propension à rechercher le vrai. Ne pas céder face à la tentation du relativisme, du scepticisme, du cynisme ou même du complotisme. Ne pas renoncer à la vérité comme idéal du savoir humain. Ne pas abdiquer face à la facilité de la croyance du moment et la paresse du préjugé ; sauf à renoncer à toute forme d’éducation (qui n’est ni propagande, ni idéologie), de rationalité (qui n’est ni croyance, ni superstition) et, en définitive, de liberté (que l’on gagne sans doute, malgré tout, par les Lumières de l’entendement). Victor Hugo décrivait la connaissance comme « l’asymptote du vrai ». « Elle s’approche sans cesse, mais ne touche jamais ». C’est peut-être là l’équilibre et la ligne de crête que nous aurions perdus : si rien n’est absolument ni définitivement vrai, cela ne signifie sans doute pas que nous devrions collectivement renoncer à la recherche du vrai. Bien au contraire ! Il faut douter pour connaître ! Mais cela réclame humilité, patience et confiance dans l’effort collectif et la parole d’autrui. Autant de vertus qui ne semblent parfois plus de mise, à l’ère de l’accélération, de l’immédiateté et de l’invective anonyme… Acceptons d’être, à l’instar de l’homme d’Einstein devant sa montre fermée, plein de doutes, d’imagination et d’optimisme !
A. EINSTEIN, L. INFELD L’évolution des idées en physique, 1936.
« Les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur. Dans l’effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l’homme qui essaie de comprendre le mécanisme d’une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n’a aucun moyen d’ouvrir le boîtier. S’il est ingénieux il pourra se former quelque image du mécanisme, qu’il rendra responsable de tout ce qu’il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d’expliquer ses observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel, et il ne peut même pas se représenter la possibilité ou la signification d’une telle comparaison. Mais le chercheur croit certainement qu’à mesure que ses connaissances s’accroîtront, son image de la réalité deviendra de plus en plus simple et expliquera des domaines de plus en plus étendus de ses impressions sensibles. Il pourra aussi croire à l’existence d’une limite idéale de la connaissance que l’esprit humain peut atteindre. Il pourra appeler cette limite idéale la vérité objective ».