Peut-on être philosophe et engagé ?
Synthèse et conclusion du café-philo du 10 Novembre 2015
Ce sujet est choisi le jour de la mort d’André Glucksmann.
Qu’est-ce que l’engagement ? Il y a l’engagement politique, syndical, religieux. Pour certains, tout est politique, donc toute action est engagée. Pour d’autres, toute oeuvre culturelle est un engagement. S’engager, c’est sortir de soi pour regarder les autres et intervenir avec eux. C’est vouloir modifier le réel. C’est mettre en cohérence ses idées et ses actes. L’engagement est une attitude envers le futur, une sorte de promesse, c’est dire « vous pouvez compter sur moi ». Dans l’engagement, il y a de l’affect, la volonté de faire passer des choses, du désir, donc il y a perte de neutralité et d’objectivité. Mais qu’est-ce qu’un philosophe ? C’est plus difficile à définir que l’engagement. Le philosophe est un ami de la sagesse : il tend vers la sagesse, mais n’est pas un sage. Il y a souvent une confusion entre le professeur de philosophie, qui transmet un savoir, le philosophe qui construit
un système, et celui qui fait oeuvre purement critique, ou qui se limite à se poser des questions. On peut différencier plus simplement le philosophe des autres métiers en ceci : qu’il travaille avec des idées, celles des autres ou les siennes propres, celles de l’histoire et de son époque, Il analyse les
idées, élabore des voies de pensée. Il met en cause les idées reçues et a un rôle critique. Étrangement, quand on parle de philosophes engagés, on pense surtout à ceux qui se sont trompés : Sartre (et le communisme) Heidegger (et le nazisme), Foucault (qui a défendu l’ayatollah Khomeiny).
On retient les erreurs de parcours. Oui, les philosophes se sont trompés. Mais les autres corps de métier se sont trompés aussi ( les chefs d’entreprise pour la crise de 2008, les politiques du temps d’Hitler, l’Église au temps de Galilée, les militaires, les ingénieurs, les critiques d’art avec les
impressionnistes, etc., tout le monde se trompe beaucoup … ). On retient leurs erreurs parce qu’on attend des philosophes qu’ils éclairent les autres ?
S’engager, c’est vouloir changer le réel. Cela ne veut pas dire forcément militer pour une cause, sortir de son champ d’action purement théorique. Émettre une théorie, même abstraite, c’est d’une certaine façon, changer le monde. On peut considérer qu’Alain, avec le texte sur l’éducation, était un
philosophe engagé. Auguste Comte a écrit une doctrine politique et philosophique de l’homme et de l’histoire, à l’origine de la sociologie. Ce n’était pas un leader de parti, mais il a beaucoup influencé le 19eme siècle. Kant n’était pas engagé, il était passionné par la Révolution française, mais n’a rien écrit dessus. Pourtant il a conçu la théorie politique la plus importante. Confucius a écrit une théorie du pouvoir, de la société et du gouvernement, il a oeuvré pour construire une société pacifiée. On ne fait pas plus engagé que lui. On entend l’engagement souvent comme mettre en cohérence ses idées et ses actes. Parmi les philosophes décrits comme engagés, combien ont mis leurs actes en ligne avec leurs idées ? Et
comment fait-on cela ? Sartre était riche, mais il donnait son argent, sans le faire savoir, à des étudiants pauvres. Beaucoup de faits ne sont pas connus. L’histoire d’Aristote est fort intéressante mais n’apporte rien à son oeuvre. Heidegger a été le plus grand philosophe du 20eme siècle, mais il s’est engagé avec les nazis. Il a été recteur d’université 1 an. Il voulait être conseiller du Reich, qui ne l’a pas nommé. Furieux, il a pris de la distance et a critiqué – tièdement – le régime, mais était-ce uniquement par dépit ? On ne le saura jamais.
Il est vrai que la proximité entre les philosophes et le pouvoir est plutôt indigeste. Platon a essayé 2 fois de se placer auprès du tyran Denys de Syracuse et cela s’est mal passé. Confucius a réussi, mais au final a été rejeté. Machiavel et Hobbes étaient proches du pouvoir, mais pas du tout des
démocrates.
Est-ce que les philosophes qui ont résisté au temps étaient tous engagés ? Ceux qui ont fait le plus avancer l’humanité n’étaient pas les plus engagés. Mais pratiquement tous les philosophes qui ont changé le monde ont influencé ou ont voulu influencer leur temps. Sauf Spinoza qui a demandé à ce que « L’éthique » soit publiée après sa mort, parce qu’il avait été trop persécuté, même en Hollande.
– Descartes avait dû s’exiler en Hollande pour ne pas être écrasé par le pouvoir…
Les idées elles-mêmes sont engagées. On ne peut pas produire des idées sans que ce soit un engagement car les idées sont produites au coeur du monde et elles le changent. Par exemple, l’idée de l’égalité.
Est-ce que s’engager c’est forcément le militantisme ? Si on prend cette conception étroite de l’engagement, alors il peut même y avoir une contradiction avec l’acte de philosopher. Car si on considère que la cause est vraie et bonne, l’idée prend le dessus sur l’attitude du philosophe de toujours s’interroger. Pour une action efficace, il faut cesser de s’interroger au moins pour un temps.
Conclusion
Les idées impliquent toujours un engagement. Les philosophes ne se trompent pas plus que les autres. Quand ils se trompent, c’est d’une façon différente, car ils ne sont pas engagés au sens restreint du militantisme. On s’engage dans le sens dont on dit « s’engager dans une direction, une
voie », prendre un chemin. Mais ce sera aussi pour mieux le connaître et le mettre en question.
Le philosophe se doit d’évaluer, de remettre en question tout le temps, y compris ses engagements, car s’engager est aussi courir le risque de se tromper. Certains ont été philosophes et cessent de l’être quand ils ont embrassé une doctrine. Parfois, on ne peut s’engager dans une doctrine que si on continue en permanence à la remettre en question. Le philosophe peut donc s’engager, mais pas comme les autres citoyens. Il doit rester distancié, quitte à passer outre ses affects.