Synthèse et conclusion
Les racines nourrissent le végétal : elles puisent des nutriments dans la terre qui sont transformés par la photosynthèse. Les racines donnent de la solidité, de la fermeté. Mais la fonction des racines, c’est de nourrir. Si on s’enracine, est-ce qu’on va se nourrir ? Et si on reste sur place, est-ce que les racines seront encore nourrissantes ? Il faut que les racines soient nourrissantes, c’est ça qui est important. Mais l’homme n’est pas un végétal. On emploi souvent l’expression « les racines » pour parler d’une culture et d’une tradition. Or, la tradition et la culture, c’est du passé. Cela on ne le pense pas aussi souvent, les racines, pour les humains, c’est quelque chose de temporel : la racine de ce que nous sommes, c’est ce que nous avons été. Il faut être attentif à ne pas confondre racines et identité : les racines ne sont qu’une partie de l’identité. L’identité peut être choisie. On peut changer de religion, et on sait que les convertis sont toujours plus militants, car ils ont besoin de s’approprier leur nouvelle religion. En toute rigueur, il n’y a personne qui n’ait pas de racines. Il faudrait imaginer pour cela quelqu’un avec une amnésie radicale. Tout le monde a un passé. Mais nous sommes autre chose qu’une culture et un conditionnement. On peut aussi contester sa culture d’origine, on peut même la rejeter. Parler d’une façon obsessionnelle de racines, cela rappelle le naturel « aryen », une fiction raciste, qui a abouti à l’extermination des juifs. Est-ce que la génétique a quelque chose à voir avec les racines ? Il faudrait penser pour cela nos racines dans la nature, dans le vivant, dans le passé le plus lointain. C’est parce qu’on l’oublie qu’on pense l’homme comme coupé de la nature. Les enfants nés sous X souffrent-ils de l’ignorance de leurs origines génétiques ? Vivent-ils cela comme un déracinement? Ce devrait être un droit de connaître ses géniteurs si on le souhaite, mais ce ne doit pas être une obligation, tout le monde n’aura pas ce besoin. La même question se pose déjà par rapport à l’adoption. La culture nous construit en partie : il n’y a rien de culturel dans la génétique, mais l’homme n’est pas que génétique.
L’homme a peut-être besoin d’une sorte de « cohérence » par rapport à son environnement : la famille, le groupe social, la planète. La biographie, c’est l’écriture d’une vie. Une vie qui a un sens peut être lue et comprise. Il y a des vies incohérentes. Wittgenstein a eu une vie totalement incohérente : viennois, il s’est engagé pour la guerre, il est devenu instituteur dans une école rurale, Il travailla ensuite comme assistant jardinier d’un monastère, puis il a construit une maison et il est devenu professeur à Cambridge. Sa philosophie est pourtant une quête infatigable de cohérence logique. Kant a mené une vie très cohérente, très enraciné dans sa ville de Koënisberg, mais quand on lit sa philosophie, tendant à l’universalisme et au cosmopolitisme, on ne réalise pas qu’il n’avait pas bougé de sa ville. Les anthropologues parlent de sociétés traditionnelles pour les sociétés qui évoluent moins ou moins vite. Levi-Strauss parle de sociétés froides ou chaudes selon la vitesse d’évolution. C’est dans les sociétés froides qu’on trouve les personnes les plus cohérentes. Le temps passe sans altérer le rapport avec la tradition. Est-ce que la tradition est une valeur en soi, ou est-ce qu’elle véhicule des valeurs ?
La tradition est immuable, figée. Et ce n’est pas parce quelque chose est une tradition qu’elle est forcément bonne. Nous avons souvent un rapport ambigu aux traditions, à ce qui est appelé à rester et à ce qui change, Nous idolâtrons par exemple des grands artistes parce qu’ils ont tout changé dans le passé (ce passé étant devenu tradition), mais dans d’autres domaines nous ne voulons rien changer. Il y a 3 ou 4 grandes théories philosophiques par rapport à l’écologie. Parmi elles, la « deep ecology » d’Arne Naess indique qu’il ne faut pas seulement préserver notre environnement pour éviter des problèmes à l’espèce humaine, car c’est une écologie superficielle. L’écologie profonde accorde une valeur en soi à la nature. Selon Naess, on peut considérer cet enracinement dans la nature comme une voie vers un élargissement de la conscience et un accomplissement de l’homme. Les adeptes de cette théorie ont été perçus (ou caricaturés) comme des illuminés qui disent que la nature est plus importante que l’homme. Il y a 2 extrêmes, l’immobilisme, l’absence de mouvement et à l’autre bout, le nomadisme.
On parle de nouveau nomadisme à propos de notre mode de vie actuel. Nous sommes entourés d’objets nomades. Partout, nous restons connectés : on aurait des racines partout, c’est la toile. On a l’impression de pouvoir faire pousser des racines partout. On a besoin de s’approprier un lieu, un espace humain ou naturel, pour, plus proprement parlant, « habiter » que s’enraciner. Selon un adage yiddish, « On ne peut léguer à ses enfants que deux choses : des racines et des ailes ». Pour l’homme, les racines, c’est son passé. Il ne faut pas rester collé. Les racines n’ont qu’un seul sens, conduire vers l’avenir via le pont du présent. Le passé ne peut pas revenir en arrière, il ne peut aller que vers l’avant. Si on reste collé, les racines sont bien moins nourrissantes. Le rejet des racines n’est jamais absolu, c’est un geste surfait. On trie, on complète, on ajoute. Le 1° outil, c’est le langage qu’ on n’a pas choisi. Il fait partie des traditions. On choisit, avec ce qu’on n’a pas choisi. Il est, du reste, impossible d’apprendre plusieurs langues si on n’a pas une langue maternelle. Pour la musique, c’est la même chose, on peut la découvrir à n’importe quel âge, mais pour être un grand musicien, il faut commencer jeune. Est-il finalement vrai qu’on peut vivre sans racines ? Les racines vont partie de ce qui nous permet de bien vivre et pas seulement de survivre. Est-ce qu’on cesse un jour d’apprendre ? Donc on se nourrit toujours. Il y a les nourritures terrestres et les nourritures spirituelles. Dans quel sens avons-nous des liens nourriciers ? Un révolutionnaire, par exemple, a lutté toute sa vie contre le gouvernement dictatorial au Nicaragua. Un ami arrive au gouvernement et se transforme en dictateur. Il devient contre révolutionnaire. Est-ce que cela a un sens ? D’une certaine perspective, non, d’une autre si : dans son échelle de valeurs la loyauté venait après la justice. Nos racines nous permettent de nous identifier avec les autres. Mais faut-il rester attaché ? Est-ce qu’on peut concevoir quelqu’un qui couperait toutes les racines et ne créerait aucun lien avec d’autres ? C’est un ermite. S’il fait ce choix radical, c’est qu’il a été bien nourri et qu’il a une bonne et forte racine. Si, à un moment, on considère que les racines ne sont plus nourricières, c’est qu’elles l’ont été. On peut avoir des racines pourries, des valeurs négatives, des anti-valeurs. Par exemple les Sud- Africains avec des idées racistes. On a des racines que parce qu’on a une mémoire. On ne peut pas se couper de ses racines parce qu’on ne coupe pas la mémoire. Conclusion Est-ce que la question était bien formulée ? Oui si on accepte la métaphore. Les racines s’implantent bien à un moment donné mais après c’est plus difficile. Mais l’homme est différent de l’arbre. Il y a l’autre extrême, le nomadisme : on est connecté partout. Mais les connections ne sont pas des racines. C’est un réseau, ça ressemble au rhizome. Les sociétés humaines sont-elles comparables ?
Deleuze avait utilisé la métaphore du rhizome pour certaines technologies de l’esprit. Mais pour les sociétés humaines, c’est différent. Le terreau, c’est la culture, la tradition, le passé. Des goûts, des sensations, des idées, des affects, des relations, des découvertes, tout cela nourrit aussi. On ne peut pas parler des racines sans parler aussi des ailes. Simone Veil parlait de l’enracinement de la masse paysanne. Mais les paysans sont devenus des ouvriers déracinés. Le thème du déracinement est apparu dans les sociétés humaines. Le système féodal supposait l’attachement à la terre. Les affranchis, les « francs » s’en détachent. La bourgeoisie des cités toscanes de la Renaissance est moins attachée à la terre. Ce sont des sociétés chaudes. On doit être formé pour être citoyen. Il ne suffit pas d’être membre d’un groupe. Nous, modernes, nous sommes des êtres du déracinement. Mais on ne peut vivre qu’avec des racines et nos racines, c’est la mémoire. Les souches nourricières nous donnent des éléments qui nous permettent de couper les racines et d’aller ailleurs.
On le fait parce qu’il y a toujours le contact mnésique. Celui qui a tout oublié ne peut rien rejeter. On ne peut jamais vivre complètement sans racines. Les racines c’est la mémoire. Pour beaucoup d’entre nous, les racines sont mobiles, mais ce sont aussi des lieux, des odeurs, des lumières, des paysages… Les paysages forment nos paysages intérieurs, mais ne nous empêchent pas d’aller ailleurs. Ce qui est paradoxal dans ce sujet, et si l’on pense à l’expression « des racines et des ailes » pour définir ce que nous sommes, c’est qu’en réalité, n’étant ni végétaux ni oiseaux, nous n’avons ni racines ni ailes. Nous nous représentons métaphoriquement notre existence par ce que nous ne sommes pas.