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CAFÉ-PHILO PHILOMANIA
CAFÉ-PHILO PHILOMANIA
L’humanité a-t-elle encore le choix de son futur ?
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Jusqu’à un passé récent, croit-on, l’homme semblait en capacité de peser sur son futur.
A l’échelle individuelle, comme à l’échelle collective, nous pensions « avoir la main » : des individus, des collectifs, des institutions et des pouvoirs publics, aux prérogatives et aux limites bien identifiées, semblaient pouvoir décider de leur sort et de leur développement. C’est l’image, en grande partie, reconstruite, romancée et idéalisée, du paysan, du village autonome ou de l’État souverain d’autrefois. Mais l’humanité présente paraît avoir perdu la maîtrise et le contrôle de son devenir. Nous sommes de plus en plus interconnectés et, quelle que soit la volonté des individus, des mécanismes se mettent en place (marché ou autre) et s’autonomisent comme s’ils échappaient à toute régulation. Les systèmes financiers, par exemple, sont gérés par des algorithmes qui rendent le système économique mondial si complexe, versatile et aléatoire qu’il semble, comme cela a été dit, « décider de tout à notre place ». La crise climatique est, par ailleurs, d’ores et déjà à l’oeuvre, avec sont lot de catastrophes « naturelles », de drames, de tensions et de coûts humains et non-humains, auxquels nul ne semble pouvoir échapper. Avons-nous vraiment perdu la main ? Faut-il, comme les travaux issus de la collapsologie nous y invitent, affirmer que les « jeux sont faits », que le futur ne nous appartient pas (ou plus), que l’effondrement ou la rupture de civilisation est inévitable ?


D’un mot, avons-nous encore le choix ?

Durant la pandémie, au coeur du confinement, le Président nous l’a assuré. Et nous avons été nombreux à le suivre : « nous ne repartirons pas comme avant » ; le « monde d’après ne ressemblera en rien au monde d’avant ». Que constatons-nous aujourd’hui ? Nous repartons « comme avant » : la croissance se relance, l’économie prospère, les échanges fleurissent à nouveau, le trafic s’intensifie, l’exploitation des ressources bat de nouveau son plein. Comme si nous avions fait le choix de la continuité, de la répétition, du court terme, de « la fin du mois » et – peut-être, tragiquement – de la « fin du monde ». Mais qui est le sujet de ce choix ? Qui est ce « on » ? Ce « nous » ? Quelle est cette « humanité » appelée à faire des choix si cruciaux et décisifs ? Les gouvernants politiques ? Les dirigeants économiques ? Les institutions, publiques ou privées, médiatiques, idéologiques ? Ou chacune et chacun d’entre nous dans la reproduction d’un mode de vie organisé autour de la production, de l’exploitation (des ressources et des sujets) et de la consommation ? Il est bien difficile d’attribuer une quelconque identité, une unité et une volonté unifiée à ce sujet que l’on appelle l’humanité. Il est alors évidemment tentant de dresser l’analogie de l’individuel et du collectif, comme si la rationalité, la volonté et la responsabilité imputables à chaque individu, dans les choix qu’il opère concernant sa propre existence, pouvaient être appliqués à l’humanité dans sa globalité, dans les choix qu’elle fait (ou ne fait pas) concernant son devenir. Mais une telle analogie est-elle sensée ? Peut-on vraiment transposer le choix individuel à un choix collectif ? La même logique et le même calcul ne semblent, en effet, pas être à l’oeuvre. Si chacun peut, concernant son avenir, faire des choix rationnels pour soi-même, l’humanité, dans la diversité de ses membres, les tensions et les contradictions qui la traverse, peut-elle en faire de même ? Quelle serait cette humanité, sujet collectif et générique rationnel, qui s’attacherait à optimiser ses chances, et à calculer les coûts et bénéfices de chacun de ses choix ? N’est-elle pas en partie rêvée et idéalisée – comme les désillusions faisant suite à chacun des grands sommets internationaux nous le laissent penser.

Et par ailleurs, l’idée d’un sujet humain comme « acteur rationnel », lucide, sage et informé, agissant toujours de façon optimale pour son intérêt, laissant ses émotions de côté et procédant à de méticuleux calculs afin de maximiser son profit et de minimiser ses coûts … cette idée n’est-elle pas elle-même en partie illusoire ? Spinoza déclare dans L’Éthique que « nous ne désirons pas une chose parce que nous la jugeons bonne mais qu’au contraire, nous la jugeons bonne parce que nous la désirons » ; « le désir », ajoute-t-il, « est l’essence de l’homme ». N’est-ce pas également parce que nous sommes avant tout des êtres de désir, fuyant la douleur et recherchant le plaisir, pris par le court terme, rétifs à différer le temps du plaisir au nom de valeurs, d’obligations, d’injonctions ou d’impératifs peu visibles dans nos existences présentes (quoique la catastrophe soit sans doute déjàlà), que nous n’avons pas le choix de notre avenir ?

Mais l’a-t-on déjà eu ? Par le passé, l’humanité a-t-elle jamais eu le choix de son avenir ? Quand on a trouvé du pétrole, par exemple, des pans entiers de l’économie n’ont-ils pas commencé à l’exploiter… sans que le consommateur ait eu son mot à dire ? L’histoire de l’humanité, c’est l’histoire des techniques. L’homme est avant tout un « Homo faber ». On est passé de l’ère du feu aux chasseurs cueilleurs, puis à l’agriculture, puis à l’industrie. Les structures politiques, culturelles, juridiques, sociales ont évolué en fonction des techniques. La diffusion du livre a été une étape importante. L’abolition de l’esclavage a été portée par les philanthropes. Mais elle dépendait aussi des modes de transport et des modes de production locaux. Avec la révolution industrielle, il était devenu moins intéressant économiquement de garder des esclaves plutôt que d’avoir des salariés. Ainsi, l’invention et l’innovation ont toujours entraîné des ruptures, mutations et révolutions. L’innovation vient de n’importe où, de n’importe qui. On peut la comprendre a-posteriori mais non la prévoir a-priori. On peut la vivre (ce qui est notre cas, aujourd’hui, avec la révolution numérique et l’émergence des intelligences artificielle) mais difficilement la comprendre, la réguler et en en anticiper les effets.

L’homme va encore innover et devoir s’adapter. En ce ce sens, il n’y a pas forcément « choix », « initiative » ou « action ». Mais plutôt réaction et adaptation, plus ou moins pensée et opératoire, à des innovations, à des changements et des bifurcations techniques (et donc politiques, sociaux et idéologiques dans ses effets). Et puis, nous prenons progressivement ou (malheureusement et tragiquement parfois) conscience que notre devenir et notre avenir se heurtent à des limites. Naturelles et anthropologiques. Comment envisager une croissance infinie dans un monde fini ? Et comment espérer en un réveil de l’humanité si l’homme est ce qu’il est : un être pris par son désir et contraint à la cohabitation avec ses congénères humains et non humains.


Mais un économiste dirait qu’il n’y a pas forcément antinomie, qu’on peut penser la croissance verte. Et un anthropologue identifierait, au sein de tout groupe social, des mécanismes d’entente, de solidarités et même de générosité. L’humanité ne pourrait-elle pas ainsi, dos au mur, faire le pari de la mesure et du dialogue, à mille lieues de l’hubris productiviste et de la concurrence consommatrice ? Des initiatives émergent et des nouveaux modes de vie et de socialité se font jour. Pour autant, avons-nous vraiment le choix dès que l’on vit en groupe ? Toute vie sociale est traversée de tensions et de divergences. Autrui, par sa seule existence, réduit ma liberté. Et la démocratie, si tant est qu’elle existe, est toujours la « tyrannie de la majorité ».

Comment prétendre alors faire des choix ?

En démocratie, il faut débattre, en essayant d’être informés. Et ne se résigner ni au désespoir, ni à un fatalisme paresseux. Machiavel distingue ainsi, dans Le Prince : La Fortuna : le cours des choses / La virtu : la volonté humaine, l’intelligence pratique. Si la Fortuna impose son dessein, la virtu doit nous permettre de nous y adapter. Le prince doit prévoir et agir en amont. C’est le rôle du politique, comme l’illustre l’image proposée par Machiavel, du fleuve qui, lors d’une inondation, ne sort de son lit que parce que les bassins et les digues n’ont pas été édifiés à temps… Ainsi, s’il est des éléments et des trajectoires inéluctables, il nous revient de s’informer, prévoir, agir pour décider, autant que possible, de son avenir.

Mais à quel niveau peut-on agir ?

On revient à Machiavel : à un moment, il y a une décision, mais ensuite, nous sommes dépendants de ce que nous avons-nous-mêmes mis en place. Ainsi en va-t-il, par exemple, de l’intelligence artificielle : la loi algorithmique décide pour nous, une fois qu’elle est mise en place. De la même façon, nos sociétés ont fait le choix politique de se lancer dans l’énergie nucléaire. Mais maintenant qu’il y a un parc de centrales, a-t-on le choix d’arrêter ? Maintenant qu’un arsenal atomique est constitué, a-t-on le choix de renoncer à la dissuasion nucléaire ?

Et nous participons tous, chacun à notre manière, à la mise en place des choses. Le GPS, pour ne prendre que cet exemple, est sans doute contestable, discutable à bien des égards. Mais son usage se généralise et bon nombre d’entre nous lui confie le soin de nous diriger. Oui, l’humanité fait des choix, quitte à s’autodétruire… Mais est-elle capable d’en assumer les conséquences ?

Il y a l’incertitude, il y a la peur : individuelle, collective. La peur intervient. Nous sommes aussi gouvernés par nos passions et nos émotions qui, bien souvent, nous paralysent et nous inhibent. On a l’impression qu’on a perdu la main, que quoi qu’on fasse, cela ne changera pas. On a aussi peur des conséquences, si radicales et bouleversantes, si on agissait. Comment imaginer et assumer un mode de vie contraire à la logique d’une production, d’une exploitation et d’une consommation de masse ? Alors on préfère le statu quo, on reste prisonnier des habitudes, du poids du lobbying, des rapports de force et des tensions hérités du passé. Et puis l’homme est inventeur, novateur, joueur. Plus joueur d’ailleurs que démiurge ou souverain. Il joue. Et semble, tel l’apprenti sorcier, dépassé par son propre jeu. Sommes-nous des « Docteur Frankenstein » ? Et devons-nous nous considérer responsable du futur de l’humanité ? Peut-on nous imputer aujourd’hui la responsabilité du futur ? La question est délicate : nous savons fort bien comment agir : changer drastiquement et immédiatement nos modes de déplacements, nos habitudes alimentaires, nos processus de production et de consommation ; réduire la taille de nos logements, etc. La prise de conscience collective est belle et bien à l’oeuvre. Chez les jeunes notamment, celles et ceux qui manifestent chaque vendredi pour « donner un avenir à l’humanité » (Green Fridays). Mais sommes nous prêts à faire ces choix, pourtant nécessaires? On est dans l’individualisme. Comment faire collectif ? Et nous – membres des sociétés dites « développées – sommes tous habitués au confort et cela érode notre envie de changer. Le chaos est à notre porte. Il est pensable mais difficilement imaginable. Sommes-nous prêts à changer ? A boycotter, à dire non au « monde d’avant » ? Et en avons-nous vraiment les capacités cognitives et techniques ? Nous n’arrivons pas à réfléchir assez vite compte tenu de la vitesse de développement des techniques. La réflexion éthique a toujours un ou deux coups de retard par rapport à l’innovation, aux interconnexions à l’oeuvre dans les systèmes en place.

Conclusion

Tâchons de revenir, pour conclure, aux trois questions kantiennes :

Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Aujourd’hui, nous savons. Nous ne pouvons plus dire que nous ne savons pas. Nous sommes informés, surinformés. Et tous conscients que l’avenir, le devenir et la survie même de l’humanité se jouent dans les décisions que nous prenons aujourd’hui.

Aujourd’hui, nous savons ce que nous devons faire pour échapper au pire ou envisager le meilleur. Le monde d’après ne peut et ne doit pas ressembler au monde d’avant. Que nous est-il alors permis d’espérer ?


Il y a une prise de conscience de la responsabilité collective. L’homme devient peut-être plus lucide, plus soucieux de l’autre, humain ou non humain, conscient qu’il en va ici de son propre salut. Aussi pouvons-nous espérer la dimension éthique.

Hans Jonas, dans Le principe responsabilité soulignait déjà (en 1979) la responsabilité qui nous incombe vis-à-vis des générations futures. Réinterprétant l’impératif de Kant à « ne jamais réduire l’autre à un moyen » et à « toujours le considérer comme une fin », il nous invitait à « toujours agir » de façon à ce qu’à l’avenir « une vie authentiquement humaine future soit possible ». Nous pouvons espérer que la dimension éthique soit plus présente, que la question sociale, écologique et humaniste devienne centrale. Qu’il y ait un renouveau, un déploiement ou un éveil des consciences.

Cela passera sans doute par des générations qui n’auront pas d’autres choix que de s’adapter au monde que nous leur avons légué. Car il n’y a pas, il n’y a jamais eu, de choix « ex nihilo », hors sol, vierge de toute contrainte et injonction. Choisir, c’est toujours, pour l’homme une façon de s’adapter aux effets inédits comme aux trajectoires de l’innovation. La liberté ne consiste jamais à faire ce l’on veut comme on le veut mais à décider et s’édifier, à faire à partir de ce qu’on n’a jamais décidé. C’est une réaction bien plus qu’un action, un petit mouvement de décalage qui fait de nous autre chose que ce que l’on a fait de nous.

Parce que nous sommes tous des héritiers qui laissons à notre tour le monde en héritage, notre liberté n’est ni nulle ni infinie. Nous ne sommes pas condamnés à subir un monde que nous n’avons pas choisi. Mais nous savons que ne sommes pas à même de le transformer radicalement. Nous savons que nous ne sommes que des sujets humains, ni pierres inanimées, assujetties à l’ordre du monde, ni dieux souverains, ordonnateurs de toute chose. Mais nous pouvons alors agir, dans la limite, toujours lucide, de nos efforts et capacités. Et qu’il nous revient donc d’espérer en un éveil éthique ! Comme le rappelait le regretté Michel Serres, « « Il ne dépend plus de nous que tout dépende de nous.
Nous maîtrisons le monde et devons donc apprendre à maîtriser notre propre maîtrise ».