La question tout d’abord peut surprendre. En effet, pourquoi interroger la nécessité de se souvenir ?
Le propre de l’humain n’est-il pas d’être un être de mémoire ? Que serions-nous sans les souvenirs
qui nous constituent ?
Du point de vue individuel, l’humain construit son identité par cette référence aux souvenirs qui
constituent son passé et lui donnent ainsi une histoire. En cela, nul ne peut faire l’économie de ses
souvenirs. Parce qu’ils sont les nôtres, nos souvenirs nous singularisent et nous font être l’individu
que nous sommes.
Cependant, nous partons du principe que nos souvenirs nous constituent dans l’être que nous
sommes car ils sont le reflet exact de ce que nous avons vécus, de ce que nous avons pensés, de ce
que nous avons ressenti. Mais est-ce si sûr ? Peut-on se fier à nos souvenirs ?
Cette croyance en l’objectivité de nos souvenirs s’est vue mise à mal par une expérience menée en
Hollande autour de « souvenirs fictifs ». Ainsi, une attaque a été inventée de toute pièce et son
histoire s’est vue colportée dans tout le pays. Un an plus tard, 25 à 30% des gens s’en souvenaient et
croyait en sa véracité. Dès lors, comment savoir ce qui est vrai et ce qui est faux dans les souvenirs
qui sont les nôtres ?
C’est le travail des historiens et des juges que de rechercher le « juste souvenir ». Ils savent que tout
souvenir provient d’une subjectivité qui peut se tromper, se leurrer. Ce pourquoi, ils se méfient des
témoignages. L’objectivité des souvenirs ne peut se construire dans la solitude de la conscience. Pour
savoir si un évènement a bien eu lieu, il faut s’en souvenir à plusieurs, croiser les témoignages. Bâtir
ensemble un passé commun, et reconnu comme tel. Du reste, cette dimension plurielle du souvenir
se retrouve dans la psycho-généalogie : nous portons en nous des souvenirs lointains que l’on nous a
transmis. Allons même plus loin, si nous suivons Freud, il y aurait une phylogénèse du psychisme
humain : tous les humains appartiennent à une seule et même espèce et portent en eux le souvenir
de son histoire. Pouvons-nous, dès lors, en tant qu’espèce, nous souvenir de ce qu’était la terre et
réaliser ce que nous en avons fait ? La réponse semble s’inscrire dans la manière par laquelle notre
corps réagit dans son rapport à la nature. C’est viscéralement que nous ressentons l’urgence vitale
de sauvegarder notre environnement. C’est aussi corporellement que nous sentons le fait que nous
ne sommes pas simplement des êtres situés face à la nature, mais bien que nous en faisons
intégralement partie, comme n’importe quelle autre espèce animale.
L’humain a donc besoin de se souvenir pour se construire dans l’être qu’il est. Mais il doit aussi savoir
se méfier de ses souvenirs afin d’avoir une histoire et non de se construire des histoires. Cependant,
doit-on, et peut-on, se souvenir de tout ? N’est-il pas bénéfique pour l’individu que nous sommes de
savoir aussi quelquefois oublier ce qui relève de notre passé ?
Etre conscient signifie, certes, se souvenir. Mais cela désigne aussi le fait d’être attentif à ce qui se
passe tant en nous qu’autour de nous. Par là même, le mode d’être de la conscience se conjugue au
présent. Dès lors, celle-ci ne peut porter avec soi tout le passé qu’elle retient. Pour être à ce qu’elle
fait, la conscience a besoin d’oublier, de savoir éteindre les souvenirs, pour laisser place à
l’incessante nouveauté qu’offre un présent qui se tourne vers l’avenir.
Oublier apparaît dès lors comme une fonction fondamentale de notre conscience. Mais peut-on tout
oublier ?
Cette fonction d’oubli paraît bien plus complexe qu’il ne semble de prime abord. En effet, dire que la
conscience doit « pouvoir oublier » implique qu’elle sache effectuer un tri au sein de ses souvenirs
car, si certains peuvent se voir oubliés, étant donné leur peu d’importance, d’autres, au contraire, se
doivent de demeurer conscients car ils sont les piliers sur lesquels repose notre identité personnelle.
La maladie d’Alzheimer montre du reste que la perte totale de ses souvenirs entraîne du même coup
la perte du sujet. L’homme doit donc se souvenir pour être soi, mais pas de tout.
Cependant, est-il dans le pouvoir de l’humain de choisir ce qu’il veut oublier ? Peut-on oublier ce que
l’on veut ?
La mélancolie paraît bien nous prouver le contraire. L’individu mélancolique souffre de
réminiscences. Il montre ainsi que l’homme peut rester accroché à son passé et se désintéresser du
présent. Le mélancolique n’arrive pas à mettre le passé à distance. La nostalgie présente la même
structure psychique, mais a une moindre gravité. Le travail de deuil va alors consister à accepter
l’irrévocabilité de la perte, à accepter de lâcher le souvenir.
Le souvenir traumatique vient quant à lui constamment frapper à la porte de la conscience, lui
rappelant qu’il n’est pas dans son pouvoir d’oublier ce qu’elle désirerait pourtant tant oublier. C’est à
la psychanalyse qu’il revient de nous avoir appris qu’ « oublier » ne signifie pas « refouler », et que ce
que nous refoulons reviendra sans cesse perturber la conscience sous la forme d’un « retour du
refoulé ».
Ce retour du refoulé se retrouve du reste dans l’Histoire, non plus tant individuelle que collective. Ce
dont nous ne voulons pas nous souvenir, nous revient sous forme de mouvements sociaux
contestataires, voire même révolutionnaires. Tel a été le cas aux Etats-Unis avec le mouvement des
Black Panther par exemple, mais aussi de tous les mouvements de revendications des droits
provenant des minorités, suite notamment à une décolonisation qui n’a pas toujours su se
reconnaître comme domination.
Eviter les effusions de violence implique donc de remplacer le refoulé par le souvenir, c’est-à-dire par
une juste saisie rationnelle de ce qui a effectivement eu lieu, et qui demande à se voir réintégrer
dans une histoire prenant en compte le point de vue de tous les protagonistes, tant vainqueurs que
vaincus, sans oubli aucun. Dès lors, la justice pourra prendre le pas sur la vengeance.
Le souvenir apparaît donc bien comme nécessaire, tant pour l’individu que pour la collectivité. En ce
sens, il faut donc bien se souvenir. Mais pas de tout et pas n’importe comment. Pour éviter que le
souvenir ne devienne un poids, un fardeau, dont on ne sait que faire, il faut savoir faire du tri dans
nos souvenirs et oublier ceux qui ne valent pas la peine d’être retenus. Le problème actuel que nous
rencontrons avec les Big Data montre que cette nécessité de la sélection des informations, que nous
devons, ou non, garder, se pose tant au niveau psychique qu’au niveau informatique. Mais pour que
cet oubli soit fructueux et nous libère du passé pour nous ouvrir au futur, encore faut-il qu’il ne
repose pas sur un oubli de nos fautes, sur notre volonté de nier, de dénier, la responsabilité qui est la
nôtre envers certains évènements du passé. Comme nous le rappelle Vladimir Jankélévitch, il y a
dans l’histoire de l’imprescriptible. Oublier ainsi les victimes du massacre d’Oradour-sur-Glane serait
les condamner une seconde fois.
Cependant, pour que le refoulé puisse devenir souvenir, il nous faut du temps. Les rescapés des
camps ont voulu témoigner dès leur retour, mais on ne les a pas écoutés, on n’a pas voulu les
entendre. Il a fallu du temps pour que cela devienne possible. S’il faut se souvenir, il faut aussi
admettre que le souvenir a son temps, qu’il prend son temps, comme nous l’enseigne du reste
Proust dans La recherche du temps perdu.