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CAFÉ-PHILO PHILOMANIA
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Peut-on distinguer l’homme de l’artiste ?
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La question a été posée en lien avec l’attribution du César du meilleur réalisateur à Roman Polanski et au scandale, occasionné lors de la cérémonie des Césars, par Adèle Haenel, qui, à cette annonce, se lève et quitte la salle. La polémique se verra réactivée par la Tribune fracassante que livre juste après Virginie Despentes dans le journal Libération. Alors, peut-on dissocier l’homme de l’artiste ? Comme le rappelle Hannah Arendt, « une société conformiste ne reconnaît qu’une seule forme d’individualisme particulier, le génie. La société bourgeoise européenne voulait que le génie restât en dehors des lois humaines, qu’il fut une sorte de monstre dont le principal rôle social était de créer une attraction, et il importait peu qu’il fût en réalité un hors-la-loi1 ».

Et il est vrai que nous avons longtemps pensé que l’homme se distinguait de l’artiste, ou, plus exactement, nous avons longtemps dissous la responsabilité morale et juridique de l’homme sous le vernis et l’éclat du génie. Ainsi, si nous reconnaissons bien Louis-Ferdinand Céline comme l’un des plus grands novateurs de la littérature du XXe siècle, comme un écrivain d’une stature exceptionnelle qui a eu un rôle décisif dans l’histoire du roman moderne, nous parlons moins de son antisémitisme. Il publie cependant des pamphlets virulents dès 1937 (année de la parution de Bagatelles pour un massacre), et il sera, durant la Seconde Guerre mondiale, proche des milieux collaborationnistes et du service de sécurité nazi. De même, si la cantate Carmina Burana a fait passer Carl Orff à la postérité, son attitude ambiguë à l’égard du IIIeme Reich est bien moins connue2. Nous savons aussi que Martin Heidegger a été interdit

de cours après 1945. Adhérent du parti nazi (NSDAP) de 1933 à 1945, il écrit, en 1933, une profession de foi envers Hitler et l’État national-socialiste. Il est classé en 1949 comme Mitläufer (en) (« suiveur » ou compagnon de route) par la Commission de dénazification. Et pourtant, il est aussi et surtout connu comme l’un des plus grands philosophes du XXème siècle. Alors, peut-on scinder l’homme de l’artiste ? Peut-on considérer et admirer l’oeuvre sans prendre en considération la vie de l’homme, ses engagements et convictions personnels ?

La possibilité d’une telle scission peut se voir reposer sur deux critères :
1. L’indépendance de l’oeuvre par rapport à l’artiste.1 Hannah Arendt, « Le déclin de l’Etat-nation » dans L’impérialisme.
2. Bien qu’il n’ait jamais adhéré au parti nazi, il a accepté des commandes d’oeuvres du régime. 2. La nécessité de prendre en compte le fait que l’artiste est inscrit dans une époque qui n’est plus la nôtre, et qu’à partir de là, nous ne pouvons nous permettre de le juger : « à d’autres temps, d’autres moeurs » ! Le premier critère nous contraint à élargir conceptuellement notre réflexion : nous n’avons plus affaire seulement à la distinction homme/artiste.
C’est à une relation à trois termes que nous sommes maintenant confrontés : l’homme, l’artiste et l’oeuvre de celui-ci. Il est vrai que si l’artiste est père de l’oeuvre, celle-ci est vouée à lui survivre. L’artiste est mortel, mais l’oeuvre, elle, perdure et participe à enrichir le patrimoine culturel de l’humanité. Ce privilège de l’oeuvre ne justifie-t-il donc pas le statut d’exception que nous accordons à l’artiste, et le désintérêt que nous pouvons avoir envers l’homme ? Si l’artiste nous offre le plus grand des romans, que nous importe qu’il soit aussi le plus grand des salauds ? Sartre fut le premier qui fit du « salaud » une catégorie philosophique. Le salaud, c’est celui qui est prêt à sacrifier autrui à soi, à son propre intérêt, à ses propres désirs, à ses opinions ou à ses rêves.

Cependant, nous rencontrons ici l’obstacle de notre second critère : peut-on juger la vie d’un homme d’hier avec les valeurs qui sont aujourd’hui les nôtres ? N’y a-t-il pas un relativisme moral que nous devrions nécessairement prendre en compte lorsque nous jugeons de la valeur d’un homme ? Une telle objection est utilisée par Gabriel Matzneff1 pour bâtir sa défense. En effet, accusé de viol et d’acte de pédophilie, il est également poursuivi par la justice pour sa relation avec Vanessa Springora, 14 ans à l’époque. De plus, dans certains de ses livres, il détaille ses relations intimes avec de très jeunes femmes et hommes. Interviewé récemment, il invoque le fait que, dans les années 70 et 80, la société tolérait un certain illégalisme relativement à ces questions et à ces comportements. Dès lors, pourquoi le juger aujourd’hui alors même que rien ne lui a été reproché hier ? Pourquoi, par conséquent, reprenons ses termes, un tel « acharnement » ? Ne pouvons-nous pas craindre de tendre là vers un nouveau rigorisme moral ? Il est vrai que l’on a toujours demandé aux artistes de bousculer la société, de libérer nos moeurs, de nous permettre de voir la vie autrement que celle que nous offrent nos perspectives souvent étriquées et suffocantes. Comme le rappelait Braque : « l’art inquiète, la science rassure ». Mais c’est une chose de produire une oeuvre dérangeante, c’en est une autre de générer en autrui de la souffrance. Le cas Matzneff nous contraint à élargir encore plus considérablement notre analyse conceptuelle : celle-ci ne peut se réduire à l’homme, l’artiste et l’oeuvre. Un quatrième terme s’annonce ici avec force, c’est celui de la victime. Si l’homme a à répondre de ses actes, c’est bien parce que le rapport qu’il entretient à l’autre constitue ce dernier en victime. Il est intéressant de remarquer que, dans les interviews de Gabriel Matzneff, celui-ci ne pense jamais qu’il puisse avoir occasionné en l’autre une souffrance ; il ne pense jamais qu’il a fait de l’autre une victime de sa jouissance. En d’autres termes, il n’analyse pas ses actes comme pouvant avoir un impact, des conséquences, sur les jeunes enfants et adolescent-e-s qu’il a pu 1 Gabriel Matzneff, né le 12 août 1936 à Neuilly-sur-Seine, est un écrivain français. Pour ses oeuvres littéraires, il reçoit les prix Mottart et Amic de l’Académie française, respectivement en 1987 et 2009, le prix Renaudot essai en 2013, le prix Cazes de la brasserie Lipp et le prix du livre incorrect en 2015. Séduire. Autrui est occulté, il n’existe pas. Seule intervient la prise en compte de son propre plaisir. On retrouve là toutes les caractéristiques propres au salaud sartrien. Comment dès lors se comporter face aux salauds ? Le génie de l’artiste peut-il effacer l’homme ? Longtemps on l’a cru. Or, aujourd’hui les victimes se lèvent et remettent radicalement en cause une telle conception. Comme l’écrit Virginie Despentes : « Parce que vous pouvez nous la décliner sur tous les tons, votre imbécillité de séparation entre l’homme et l’artiste – toutes les victimes de viol d’artistes savent qu’il n’y a pas de division miraculeuse entre le corps violé et le corps créateur. » Parce que les victimes osent parler, écrire, porter plainte, les artistes se voient aujourd’hui contraints de répondre pénalement de leurs agissements d’homme. C’est devant les cours de justice que se pose aujourd’hui le problème. Que ce soit Adèle Haenel1 ou Vanessa Springora2, ce qu’elles réclament, c’est que justice soit faite, non pas contre l’artiste mais contre l’homme, car nul n’est au-dessus des lois. Il est vrai qu’aujourd’hui la parole de ces femmes bouscule, effraie. Ce pourquoi, il est courant de se les représenter sous les traits de la sorcière ou de la walkyrie. Femmes puissantes certes, mais dérangeantes, voire perturbatrices de l’ordre social. Ce qui, du reste, se vérifie. En effet, leurs prises de parole, par la prise de conscience collective qu’elles suscitent, sont en train de modifier en profondeur nos sociétés. Tout d’abord, parce que ce que ces femmes interrogent, ce n’est pas simplement le fait de savoir si nous pouvons distinguer l’homme de l’artiste, mais, plus fondamentalement encore, si nous acceptons de vivre au sein d’une société qui instaure entre ses membres de véritables structures de domination et d’aliénation. En d’autres termes, ce que ces femmes nous demandent d’entendre, c’est la dimension politique que sous-tend la question posée. En effet, pourquoi s’interroger sur une possible distinction entre l’homme et l’artiste qui assurerait à ce dernier une impunité, si ce n’est que parce que ce dernier appartient à la classe des dominants, qui veut ainsi maintenir sa domination ? Cette nouvelle manière d’aborder la question permet d’élargir considérablement notre sphère d’investigation. Loin de se restreindre au seul domaine artistique, c’est à l’ensemble des activités humaines que nous sommes maintenant confrontés. La libération de la parole des victimes – auquel le mouvement « #MeToo » a largement contribué – a permis de faire surgir nombre de scandales dans un grand nombre de milieux : le sport, le monde de l’édition, les grandes entreprises… c’est-à-dire partout où des rapports hiérarchiques ont pu donner lieu à des rapports de domination et d’aliénation.

1 Le 3 novembre 2019, Mediapart publie une enquête sur la relation entre Adèle Haenel et le réalisateur Christophe Ruggia. Elle accuse le réalisateur d’« attouchements » et de « harcèlement sexuel » alors qu’elle était âgée entre 12 et 15 ans et se rendait chez lui les week-ends. Le 4 novembre, Christophe Ruggia fait l’objet d’une procédure de radiation par la Société des réalisateurs de films. Le même jour, Adèle Haenel livre un long entretien filmé à Mediapart. Elle explique pourquoi elle n’avait initialement pas porté plainte contre Christophe Ruggia, affirmant que la justice est défaillante dans le genre de cas qui la concerne. Le parquet s’auto-saisit de l’affaire sur les chefs d’accusation de « harcèlement sexuel » et « agression sexuelle ». Une fois auditionnée, Adèle Haenel décide finalement de porter plainte le 26 novembre 2019.

2 Vanessa Springora, née le 16 mars 1972, est une éditrice, écrivaine et réalisatrice française. Elle publie, début janvier 2020, l’ouvrage Le Consentement, témoignage de sa relation avec Gabriel Matzneff lorsqu’elle était adolescente et lui adulte. Or, si les femmes se sont jusqu’à présent tues et soumises, sous le regard complaisant de la société, ce qui change aujourd’hui, c’est que les victimes ne se laissent plus dominer sans rien dire, ne s’enferment plus dans le silence de leur souffrance. Cette souffrance, elles la disent, elles la clament, elles la rejettent. Elles dénoncent une classe sociale qui tente coûte que coûte de défendre des inégalités inacceptables, humiliantes et déshumanisantes. Inégalités qui n’ont cependant plus à être supportées. Comme le dit si justement Virginie Despentes, « désormais on se lève et on se barre». Fondamentalement donc, la question que soulève la séparation de l’homme et de l’artiste est celle qui revient à interroger la société dans laquelle nous voulons vivre. Voulons-nous nous maintenir dans une société où les puissants imposent leurs lois dans l’attente de la soumission silencieuse de leurs victimes, ou bien désirons-nous une société plus égalitaire, plus démocratique, où les rapports hiérarchiques ne se transforment plus en rapport de domination ? Si nous faisons le choix de l’égalité des conditions, il nous faut alors accepter d’entendre les paroles des victimes, et remettre par conséquent en cause certains modes de fonctionnement de nos sociétés. Cependant, pour qu’un tel changement sociétal puisse avoir lieu, il nous faut tout d’abord reconnaître que la question du genre est centrale dans la refonte de notre conception du Politique. Ce n’est qu’en reconnaissant l’égalité de condition des femmes et des hommes que les derniers scories d’une société patriarcale pourront se voir mis à mal. Mais il nous faut ensuite aussi redonner aux femmes la place qui est la leur au sein de notre histoire. Ainsi par exemple, si nous ne considérons que l’histoire de l’art, nous ne pouvons que constater le peu de place qui leur est accordée. Réécrire l’histoire, en prenant en compte non seulement l’apport effectif des femmes, mais en réinvestissant aussi le point de vue de tous les dominés, ne peut que nous aider à élaborer une société plus juste et plus humaine pour toutes et tous.

Conclusion.

Peut-on distinguer l’homme de l’artiste ? A première vue, la question pouvait paraître légère et porter uniquement sur le domaine artistique. Or, les dernières polémiques qu’elle a suscitées, nous ont contraints à reconnaître que son enjeu réel est politique. On ne peut donc aujourd’hui se réduire à la penser uniquement à l’aide de ses trois concepts traditionnels : l’homme, l’artiste et l’oeuvre. Il nous faut en introduire un quatrième, la victime, qui interroge dès lors les structures de domination qui traversent notre société. La question n’est donc plus tant : « peut-on » distinguer l’homme de l’artiste ? que : « doit-on » distinguer l’homme de l’artiste ? Il est clair qu’à sa dimension juridique se surajoute une dimension morale. Est-ce faire du moralisme, ou encore, comme aurait dit Nietzsche, tomber dans la « moraline »? S’il est vrai que nos moeurs et notre sensibilité peuvent varier, il est vrai aussi que notre humanité

passe par notre capacité à dénoncer l’injustice et à réparer les torts faits aux victimes. Là réside notre dignité d’être. Et tel est bien du reste ce que reconnaît Miguel de Unamuno qui, alors même qu’il avait accueilli favorablement le soulèvement de Franco, s’opposera fermement, dans un discours resté célèbre, à ceux qui s’attaquaient aux nationalismes basque et catalan : « Vous vaincrez mais vous ne convaincrez pas. Vous vaincrez parce que vous possédez une surabondance de force brutale, vous ne convaincrez pas parce que convaincre signifie persuader. Et pour persuader il vous faudrait avoir ce qui vous manque : la raison et le droit dans votre combat. » La force des dominants ne peut se maintenir contre les cris des dominés qui réclament justice. La morale n’a rien de relatif.